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À qui appartient le Havana Club ?

C’est une histoire de droits intellectuels et de rhum. Si l’embargo était levé, la version cubaine du Havana Club pourrait être vendue aux États-Unis, a tranché Washington le mois dernier. La société Bacardi, qui distille un rhum du même nom à Porto Rico, s’y oppose, car elle prétend être l’unique propriétaire de la marque Havana Club. À quelques jours de la visite du couple Obama à Cuba, dans un ultime effort, Bacardi a annoncé hier qu’elle demandait à la Cour d’annuler cette décision. Retour sur ce litige qui s’est corsé au fil du temps.

1934 

C’est l’immigrant espagnol Jose Archebala qui a créé le Havana Club à Cuba au XIXe siècle. En 1934, sa famille dépose la marque dans une douzaine de pays, dont les États-Unis.

1959 

Fidel Castro prend le pouvoir. La famille Archebala quitte Cuba, laissant derrière elle la marque Havana Club. Le gouvernement castriste va nationaliser la distillerie quelques mois plus tard.

1962 

Washington décrète un embargo sur les produits cubains.

1976 

La marque Havana Club est de nouveau enregistrée aux États-Unis, mais cette fois par le gouvernement cubain par l’entremise de sa société Cubaexport.

1993 

Cubaexport a déjà déposé le nom Havana Club dans environ 80 pays lorsque Patrick Ricard, fils du fondateur du groupe Pernod Ricard, signe un accord avec Fidel Castro pour commercialiser le rhum à l’extérieur de Cuba. La nouvelle société Havana Club Holding est détenue à parts égales par le gouvernement cubain et le groupe français Pernod Ricard.

1997 

L’arrivée de Pernod Ricard dans le dossier incite le groupe Bacardi, aussi propriété d’exilés cubains, à acheter le nom Havana Club à la famille Archebala et à l’enregistrer aux États-Unis. Bacardi se lance dans une offensive commerciale. « Notre Havana Club est fait d’après la recette originale de la famille Archebala, précise Amy Federman, porte-parole de Bacardi. Le gouvernement cubain a confisqué les avoirs de la famille, mais il n’a jamais mis la main sur la recette. »

L’affirmation fait sourire Ricardo Penafiel, professeur au département de science politique de l’UQAM. « Les Cubains vous diront que la recette, c’est de faire distiller de la canne à sucre cubaine », dit-il. Sans le terroir original, qui peut prétendre répliquer la version originale ? demande le professeur. Ironiquement, chacune des deux parties aurait donc en main un morceau essentiel à la production du « vrai » Havana Club…

Selon Bacardi, la marque Havana Club a été volée par le gouvernement cubain. « Comme il l’avait fait pour la famille Bacardi, le gouvernement cubain a confisqué, sans compensation, la marque à la famille Archebala », indique Amy Federman.

La version des faits diverge ici. « Ça fait partie des prérogatives de tous les États d’exproprier, précise le professeur Ricardo Penafiel. La notion de vol ne s’applique pas dans ce cas-là. »

« Pour ce qui est de l’expropriation de Bacardi, l’entreprise oublie que, selon le droit international, c’est à l’État cubain de fixer le montant de la compensation, basé sur les déclarations fiscales de l’entreprise. C’est ce que La Havane a fait dans les années 60, mais toutes les entreprises états-uniennes, dont Bacardi, ont refusé d’accepter l’accord. »

— Salim Lamrani, de l’Université de La Réunion, spécialiste des relations entre Cuba et les États-Unis

1998 

La bataille se poursuit : aux États-Unis, « le Bacardi Bill » empêche des pays sous embargo de déposer des marques ayant appartenu à des Cubains qui ont fui le pays après la révolution, même si ces marques étaient dans le domaine public au moment de leur exil.

Gagnant : Bacardi, qui obtient donc le droit exclusif de vendre le rhum Havana Club aux États-Unis. 

Pernod Ricard riposte : la société française porte l’affaire devant l’Organisation mondiale du commerce qui déclare que le Bacardi Bill est non conforme aux accords internationaux. 

Gagnant : Pernod Ricard.

2016 

Avec la reprise des relations diplomatiques entre les États-Unis et Cuba, Pernod Ricard obtient le 19 février l’autorisation de vendre son Havana Club en sol américain, dès que l’embargo sera levé. « Pernod Ricard a remporté une bataille historique contre Bacardi, qui usurpait depuis 1994 la marque Havana Club sur le marché états-unien, déclare Salim Lamrani. D’ailleurs, aucun autre pays au monde n’a accepté de commercialiser le rhum Havana Club de Bacardi. »

« Seule la justice américaine lui a donné raison dans cette histoire, et pour des raisons idéologiques plutôt que de droit, dit Ricardo Penafiel. Toutes les cours ont donné raison à Cuba, sauf celles qui respectent l’esprit de l’embargo. »

Bacardi a répliqué hier : la multinationale demande à la justice américaine de lui accorder, une fois pour toutes, les droits exclusifs sur la marque Havana Club.

Bacardi vend toujours son Havana Club uniquement sur le territoire américain. « Il est vendu en Floride, surtout pour les exilés cubains », précise le Français Alexandre Vingtier, auteur d’un deuxième guide sur le rhum qui sera lancé dans quelques semaines. La bataille, précise ce spécialiste, n’est donc pas tant pour le Havana Club que pour les parts de marché globales du rhum aux États-Unis.

L’enjeu est de taille : les Américains consomment 40 % du rhum mondial. « Tout le monde veut croquer dans le plus gros gâteau », dit Alexandre Vingtier. L’arrivée probable du Havana Club cubain va diversifier l’offre, explique-t-il, sans augmenter la quantité vendue. Il y aura donc des perdants, dont probablement Bacardi qui a une gamme complète de rhum aux États-Unis, y compris des rhums à cocktails aromatisés à la noix de coco, au citron, à la framboise, à l’orange, à la cerise…

Le Havana Club de Pernod Ricard (Absolut Vodka, Chivas Regal, Kahlua…) est exporté dans 120 pays, dont l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne et le Canada. Son premier marché demeure Cuba.

QUE BOIT-ON AU QUÉBEC ? 

Ne courez pas vers votre cabinet à boissons pour vérifier :  si vous avez acheté votre rhum Havana Club à la SAQ, il vient de Cuba. Le seul moyen de goûter à la version de Bacardi est de l’acheter aux États-Unis. Et vite, car ses jours sont peut-être comptés…

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